portes.
La jeune femme portait ce jour-là son ensemble mauve
aux radieuses fleurs bleues qu’il avait remarqué côté femmes du magasin,
tantôt. Il s’avisa que s’il avait flané davantage dans le magasin avant
d’acquitter la facture à la caisse, il aurait pu entendre le chef de rayon, ou
une collègue de travail, appeler la vendeuse. Et ainsi il aurait tout su d’elle
sans avoir à la brusquer..
Il aurait vu le délicat prénom tomber sur les épaules
un peu lasses. Il voyait le buste se redresser. Il aurait glissé en partant à X
un remerciement appuyé, personnalisé
par ce prénom ancien qui lui allait si bien. En tous cas, il se serait
moqué d’arriver en retard à l’agence.
Sans doute Corinne en aurait tiré de fâcheuses déductions sur son
compte, voire sur ses aptitudes au mariage. Mais il s’en fichait pas mal
maintenant !
Depuis sa décision, depuis huit jours exactement,
depuis cette minute-même où il avait pourtant pensé à tout calmement, sa vie se
compliquait décidément à outrance ; les occasions se multi^pliaient.
L’autobus quitta enfin la station Ponsard. Aigri par
cette longue attente, il comprit soudain que Corinne, elle non plus, ne
conviendrait pas à son avenir. Cette façon cavalière qu’elle avait de vous
regarder dans les yeux, d’accorder son prénom au premier instant, cette sûreté
prétentieuse de diriger l’entretien car enfin, lui en eût-elle laissé le temps,
il aurait très bien su répondre à la dernière question et la plus
importante. Il aurait su donner
une réponse circonstanciée ... enfin ... ces genoux à découvert, si , si ... proches, était-ce des façons
correctes de les adresser à un client. Un simple client de son âge. Pfft !
Il y avait chez cette femme matière à réflexion mais
plus encore motif à se méfier. En quoi d’ailleurs une directrice d’agence même
CONJUGUO pouvait -elle assurer à sa retraite cette effervescence de bon goût à
laquelle lui et le montant de cette retraite pouvaient prétendre? Sans parler
des titres de maman et des obligations à long terme à sa banque.
Non
vraiment, si sa femme devait encore travailler , si elle tenait à ne pas
abandonner l’agence qu’elle avait fondée et refusait d’en changer le nom
incorrect que ferait-il, lui, de son temps pendant les sorties théâtrales et
même cinématographiques, les coûteux repas au retaurant ? Il baillerait aux
corneilles ? La dépense se justifie par de certaines exigences. Il n’allait pas
se marier avec un courant d’air tout de même ! Aussi affranchit-il la lettre en tirant deux timbres à 2,80 de
son porte-feuilles. Deux profils féminins tournés dans la même direction.. Il
n’aurait pu supporter une nouvelle entrevue avec une préposée à travers un
guichet de la Poste Centrale, une nouvelle confrontation avec une femme-tronc
sous verre et à horaires fixes alors que son imagination était en train de
ressusciter depuis le matin des trésors ... d’imagination, précisément. Il n’en
était plus à quelques centimes supplémentaires d’affranchissement.
Il dormit. Longtemps, profondément. La lettre, séance
tenante, avait été largement lestée et jetée à la mer. Il refusa le Témestat.
Passant devant la chambre morte et bien qu’on fût Lundi, il avait ouvert les
tentures, fait jouer les tiroirs de la commode et regardé sans appréhension
pour la première fois les portraits au mur, le crucifix.
Dès son réveil, il se retint de téléphoner à
l’agence. Corinne avait exigé un
délai de réflexion avant le deuxième entretien. Très bien : il
attendrait. Elle avait encore
précisé “ Nous conseillons à l’homme de solliciter la première rencontre et de
l’organiser.” Très bien ! Il organiserait.. Occuper donc cette deuxième journée
d’attente à repérer le lieu
adéquat. Parc, hall de gare, pour ménager à chacun l’errance du regard
sur les passants ? Restaurant
? Mais il lui faudrait payer la
note et supposons que le premier coup d’oeil soit suffisant pour ne pas
s’engager davantage ?
Pour la première fois de sa vie René Michaillat
entrevoyait des abîmes. L’argent filerait vite à ce train-là. Il mangerait la
grenouille. Celle de ses parents, celles des grands-parents déjà écornées par
la guerre. Maman s’en retournerait dans sa tombe et qui sait ? tenterait une de ses sorties
familières !
Une fatigue immense s’abattit sur ses épaules mais il
décida de la surmonter. Il jeta pêle-mêle à la poubelle les restants de
Témestat et les principes maternels, mit en cartons le contenu des placards
avec l’intention d’en faire profiter la paroisse. Sous ses yeux des tapisseries
roses, vert pâle, mauves à fleurs bleues se mirent lentement à dériver..
Dans la foulée il reprit le 26. Jusqu’au terminus et
au nouveau centre commercial. Il déjeuna au snack, monta et descendit les escaliers roulants plus de trente
fois, avec les enfants, s’encoigna dans l’allée, près du cinéma, pour fumer un
cigarillo et attendit huit heures pétantes, oui pétantes - il avait vérifié sur
sa nouvelle montre à pile - pour rentrer à la maison, ses six rouleaux sous le
bras.
A trop vive allure. Bien trop vive allure.
Ils se marièrent à sa sortie d’hôpital . A la mairie.
Pas à l’église. Marie-thé, elle s’appelait Marie-Thé mais il disait Thé -au
-jasmin, ne voulut jamais occuper la chambre de maman. Elle y logea ses trois
garçons. On mit la petite dans l’alcôve .
- Tu vois, disait-il, tu vois que mon premier rêve
sans Témestat était prémonitoire !
“
Prémonitoire !” Il avait toujours de ces expressions René !
Elle ne se fâchait jamais quand , pour la unième
fois, le samedi soir, sa semaine finie et pourtant fatiguée comme c’est pas
permis, elle écoutait la version “C’était écrit ! ” de leur rencontre.
P’tit bout d’femme acceptait pleinement d’avoir
comblé les espérances sexagénaires mais encore vertes de son René .
Avec son délicieux accent exotique, elle l’invitait
au voyage, tous frais payés, du p’tit bout d’un p’tit bout d’femme sur un grand
rêve à la retraite.