L'USINE
Dans un de mes rêves, je dévale la route qui va du tournant de la route du Bouchage au carrefour d’où part, à droite, le chemin qui conduit chez Démoment. A midi, dans la réalité, je me rends chez Démoment, le disciple de mon père. Il voue à celui-ci respect, admiration ; il a été formé comme piqueur en chaussures par mon père. L’élite des ouvriers c’est les coupeurs et les couseurs. Mon père engagera mon frère Roger à être piqueur, mon frère Marcel à devenir coupeur. Choix mal adapté à la situation de l’emploi, les usines de chaussures vont dépérir dans les années cinquante mais je crois savoir pourquoi mon vélo nocturne me ramène à des heures interdites sur ce morceau de route. Je viens voir mon père, ouvrier chez Servonnat. Je vais passer le portail et accéder enfin au long bâtiment qu’est l’usine, laissant sur ma gauche l’élégante petit château des patrons. Je le verrai à son poste de travail, là où passent ses années et ses journées, attentif, fier de lui, mon père noble, mon roi. Imbéciles ! Je suis la fille d’un roi et vous ne le savez pas ! Démoment, lui, le sait et mes frères aussi qui ont travaillé avec le roi. Mon père est l’élite des ouvriers, l’élite de l’élite.
(Le dessous des paupières 1983)
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