RHONE 1
Chère anonyme
Ce matin je corrige « Le dessous des paupières » pour le porter à l’APA. Je passe le long du Rhône, non pas sur cette superbe autoroute à promeneurs goudronnée que nous avons empruntée l’autre jour, mais par une ancienne « challe » de ronces et d’obstacles. Il y a maintenant 25 ans que j’avais écrit cette autre promenade.
Je pense à toi en copiant-collant ce passage. Mais aussi à Mariel dont les échos de lecture me ravissent. A d’autres, j’espère aussi, surtout à ceux bien sûr qui auront le loisir de me témoigner leur lecture
RhôNE 1-
Ce matin, le monde tout entier était au bord du fleuve. J’étais au monde. Vendange et pressoir. L’eau passait par-dessus la digue. Blanche, limoneuse, elle courait vite en direction de L’île des Brotteaux. Un pêcheur m’a dit (petite parole de pêche pour dire « je suis là ») : « Le Rhône est gros. Il baisse un peu. Regardez ! ». Une trace mouillée sur la « bone » (la rive). J’ai remonté à contre-courant vers le pont d’Evieu, sans songer que j’irai jusqu’au pont. Jamais je n’avais dépassé la plantation de peupliers. J’ignorai même qu’un passage était possible entre les vorgines, les buissons. Sur la berge, en face, deux étages de végétations, le premier, régulier, vert-jaune, en quête de printemps ; le second, au-dessus, gris encore, branches fines se découpant sur le ciel. Le tout bien tracé au cordeau en deux lignes parallèles ; le fleuve est si gros : Rhône-Amazone-Congo.
« Toi aussi tu t’offres tes rêves ? »
Je ne l’avais jamais vu ainsi. Ce paysage, à deux pas de mon quotidien, je ne suis jamais venu le regarder. Ce sont les hommes qui viennent ausculter le fleuve en période de gestation. Mètre ou bâton témoin en main. Il monte, il descend, un centimètre à l’heure, deux centimètres … Il galope. Que dit Seyssel ? Que dit Génissiat ? Le maire a-t-il des nouvelles ? On enfourche les vélos. On se réunit en petits groupes compétents. On parle de choses et d’autres. Il y a des frissons de plaisir. « Y a du nouveau ? » Interrogation ? Exclamation ! et les deux à califourchon. Si la plaisanterie risque de durer, on sort les barques, on rehausse les poulaillers ; selon la saison, on tire les carottes, les pommes de terre, on ramasse l’herbe aux lapins ( l’herbe rhônée ça donne le gros ventre), la salade … Mais surtout on se promène, on se champèye,* on parle … le Rhône arrive, on peut arrêter les routines. On l’attend.
Combien mon inaction, mon immobilité à la maison me pesait. J’étais une fille, je n’avais pas le droit de sortir. Je n’avais pas de bottes, de cuissardes. Le Rhône en crue me confinait au monastère. Pourtant, au réveil, je l’avais vu de la fenêtre. L’eau frise sur le chemin, sous le vent. Les piquets des parcs sont raccourcis de façon comique. On entend des voix qui viennent de l’eau. « L’eau, ça porte ! » c’est bien connu. Sans doute aussi les hommes s’efforcent-ils à grossir leurs voix pour les entendre porter sur l’eau. Les pas dans l’eau, pas ralentis, alourdis, tracent un sillon sonore. L’eau affleure dans la cour. Je vais regarder de plus près. Je pose une pierre, une autre, mais où me mènera cette aventure de pierre en pierre ? A cinquante centimètres de la limite de la cour, le chemin me rappelle ses creux, ses fossés « Tu n’iras pas plus loin, allez ! rentre à la maison ! » J’ai aperçu cependant entre son coude avant et son coude arrière, le chemin d’eau. L’odeur fade m’a piqué le nez. Aurons-nous cette fois un « gros Rhône » -celui qu’on sollicite de toutes les vessies enfantines du quartier – une grande catastrophe dont le journal Le Progrès fera part … comme en 1944 … un de ces bons cataclysmes naturels qui font s’effondrer nos granges, crevassent nos murs de pisé, soudent nos familles, amènent sur nos bords le regard des autres et leur sollicitude, nourrit les solidarités fondamentales ?
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