Mots et couleurs

textes auto-biographiques anciens et actuels, poésie, chansons, contes et nouvelles

10 mars 2011

histoire comme ça

Plantations de printemps

Chaque année, en Avril et Juin, c’était plus fort qu’elle : elle plantait. Il lui fallait planter.
“ La terre est basse” soupirait-elle, à chaque raie que la pointe de son piochon creusait dans le sol meuble qu’elle avait bêché, pioché, ratissé de ses propres reins et épaules. Mais, chaque année, elle reconnaissait à la terre le droit d’exiger que l’on se courbât devant elle. Son piochon doucement suivait le cordeau, se reculant un peu plus penché à chaque sursaut. A l’arrivée, elle se redresserait, elle savourerait le coup d’oeil sur les raies bien parallèles et elle ouvrirait le paquet de petits pois de sa poche.
Pourtant, cette fois-ci, elle avait beau fixer la trace en train de se faire, beau récapituler fièrement les quatre rangées de radis dix-huit jours, les deux de scarole, les deux de Trévise, les cinq de Nantaise améliorée, elle se sentait moins faraude qu’à l’habitude, comme si un regard sur son dos courbé le faisait piquer encore plus vers le sol et lui gâchait la conversation avec la terre.
L’air était doux, les hirondelles refaisaient leur nid dans la grange, elle était chez elle : qu’est-ce qui se passait ?
Au bout du rang elle se redressa pour interroger le buisson, le ciel, la maison sur les raisons de ce malaise.
Elle l’aperçut derrière la haie.
Elle laissa tomber le piochon, s’essuya les mains à la blouse et s’avança à sa rencontre.
“ Entre don ! Le portail est pas fermé.”
Elle ajustait ses pas, ni trop rapides, ni trop lents pour l’approcher sans qu’il se sauve.
Des années, des années qu’elle attendait ce moment ! Si longues qu’elle ne se souvenait plus du nombre ! Si dures parfois qu’elle ne les traversait que par l’espérance de ce moment et la certitude qu’elle saurait le saisir.
Le pauvre ! Il ne pouvait pas se sauver. Il était là raide comme la justice, planté sur ses béquilles. Elle se rappela l’opération récente dont les filles lui avaient parlé. Il avait dû s’en voir pour se traîner jusqu’ici. Entre leurs deux maisons au moins cinq cents mètres.
- Veux-tu t’asseoir ?
Elle se sentit vaciller sous son regard tendu, avide. On aurait dit qu’il allait l’avaler toute crue. Comme il avait maigri ! Ses traits était creusés par la souffrance. Un peu de plus, elle ne l’aurait pas reconnu mais son petit doigt lui disait qu’elle le reconnaîtrait toujours. Sa tête avait blanchi comme celle de son père - Tout-de-même ! Il aurait pu se faire couper les boucles, toujours aussi folles, qui lui tombaient sur le cou et le front -
C’est bête, elle n’avait vraiment pas prévu ça : elle se mit à pleurer. Il aurait bien fallu des béquilles à elle aussi pour s’appuyer. Mais - Naturellement! - les opérations, les béquilles, les visites des filles, le jardin qu’on fait à votre place : tout ça, c’était encore pour lui. Elle songea à lui en faire le reproche.
A la place, elle lui tendit son mouchoir un peu terreux et les rigoles sur leurs joues, comme les raies ouvertes par le piochon, semblaient prêtes à planter. Du coup elle eut envie de rire. Ce n’était pas le moment : elle se retint.
- Rentrons ! Nous serions mieux à la maison !
Ils avancèrent d’une même démarche cahotante Il fallut encore franchir les trois marches du seuil en s’appuyant l’un sur l’autre et sur les béquilles.

Soudain, pendant qu’elle s’affairait à préparer le café, une inquiétude la traversa. Elle se retourna d’un bloc.
- Qu’est-ce que tu veux ? Hein ? Qu’est-ce que tu veux ?
Plus de vingt ans, peut-être trente qu’ils ne s’étaient ni regardés, ni parlé, à plus forte raison ni donné le bras. Les enterrements des parents, les naissances des petits enfants, 9 maintenant depuis le mois de Janvier : rien, pas un mot, pas le moindre petit bonjour. “ Si tu passes la porte, c’est comme si tu étais morte” il avait dit. Elle avait passé la porte quand même.
Et aujourd’hui il était venu, comme il avait pu, sur ses quatre jambes.
- Qu’est-ce que tu veux ?
C’est par cette petite phrase pointue qu’il avait accueilli toutes les tentatives de rapprochement - au moins pour les petits si c’était pas pour elle!- et voilà que la petite phrase pointue s’était jeté sur sa propre langue sans qu’elle y pense mais maintenant qu’elle y était, elle la répétait âprement. Oui ! Elle franchirait le regard apeuré. Elle descendrait dans le puits de sa violence à lui. Elle lui ferait avouer ce qu’il voulait, ce qu’il était venu chercher si tard. Elle materait en elle cette pitié qui l’avait jetée à sa rencontre, cette tendresse intacte qui lui avait tiré des larmes des yeux. Elle qui croyait ne plus en avoir.
- Qu’est-ce que tu veux ? Dis ! Qu’est-ce que tu veux ?
Elle exigeait.

Il retrouva son souffle, sortit de son silence stupéfait devant cette colère qu’il n’avait pas vu venir , comme si la colère avait changé de maison elle aussi. Il dit lentement :
- Rien ! Je veux rien ! Je voulais seulement te voir.

“ Quoi ? Me voir ! Tu pouvais pas me voir plus tôt ? Tu entasses des jours et des jours de brouilles, des 365 nuits et des 365 nuits à nous morfondre chacun dans un lit vide. Tu montes les enfants contre moi. Tu essayes. Au moins tu essayes. Tu me laisses me débrouiller toute seule avec le jardin, les terres. Tu viens même pas me voir à l’hôpital quand j’ai failli y rester de mon cancer. Tu ne m’as jamais rendu le service en porcelaine de Limoges de ma mère. Et maintenant que je suis vieille, que tu peux plus arquer, tu veux me VOIR. T’as retrouvé tes yeux !”
Elle ne dit rien de tout cela. Elle servit le café. Elle regardait les grandes mains osseuses qui brassait le sucre dans la tasse avec cette lenteur nouvelle, si étonnante chez un tel homme. Elle se sentait revenir à la vie.
Après le café elle sortit les petits verres pour les cerises. Il prit quatre cerises mais refusa la gnole.

Ils recommencèrent à causer.
- Moi, des petits pois, j’en mets plus. Je peux pas les digérer.
- Moi, j’en mets toujours. Au congel, c’est meilleur et ça va plus vite que les bocaux. Et puis ça amuse les petits de les dégrener . Ils aiment bien.
- Oui, je sais. Ils m’y ont dit. Ils me disent tout. Je pourrais venir vous aider à dégrener.
On ne savait pas si c’était une demande ou une promesse.
- Ta terre est bien prin. Ils vont pousser dru tes petits pois. Tu as toujours un beau jardin.
Allons ! Elle le savait ! Il avait pu fermer les yeux sur elle mais pas sur son jardin. Elle l’avait toujours su : un jour cette tête de bois franchirait les cinq cents mètres et passerait la porte en sens inverse.
Mais tout de même, plus de vingt ans, bientôt trente, pour se décider !
Serait-il encore capable de poser sa tête sur son ventre, en faisant semblant de ronronner ? Et elle, capable de caresser la tête du vieux matou ?

2 commentaires:

Blogger Solange a dit...

Il me semble que dans un tel cas le pardon est difficile.

vendredi, 11 mars, 2011  
Anonymous gazou a dit...

Très émouvant ce texte
Pourquoi sommes-nous si souvent aussi stupides...à attendre que ce soit presque trop tard...mais il n'est jamais trop tard...
Tu l'as bien très bien racontée cette histoire , je viendrai la relire

samedi, 19 mars, 2011  

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