LE STYLO D'OR 1
Le stylo d’or
CARLOS RUIZ ZAFON « L’ombre du vent »
Daniel :
« … J’avais décidé que je voulais être romancier et mener une vie de mélodrame. A l’origine de ce rêve littéraire se trouvait, en plus de la simplicité merveilleuse avec laquelle on regarde le monde quand on a cinq ans, un chef-d’œuvre de fabrication et de précision exposé dans un magasin de stylo de la rue Anselmo Clavé, juste derrière le Gouvernement Militaire. L’objet de ma dévotion, un somptueux stylo noir orné d’innombrables torsades et arabesques, trônait dans la vitrine comme s’il s’agissait d’un joyau de la couronne. La plume, un prodige à elle seule, était un délire baroque d’argent, d’or, avec mille stries, qui étincelait comme le phare d’Alexandrie. Lorsque mon père m’emmenait en promenade, je n’arrêtais pas de parler jusqu’au moment où nous arrivions devant la vitrine où était exposé le stylo. Mon père disait que ce devait être pour le moins le stylo d’un empereur. Moi j’étais secrètement convaincu qu’avec une semblable merveille on pouvait écrire n’importe quoi, depuis quoi, depuis des romans jusqu’à des encyclopédies, et même des lettres qui auraient le pouvoir de franchir toutes les limites imposées par la poste. Dans ma naïveté, je croyais que ce que je pourrais écrire avec ce stylo arriverait toujours à bon port, y compris en ce lieu incompréhensible pour lequel mon père disait que ma mère était partie sans espoir de retour. » /…/
Muria Montfort :
« L’après-midi précédente en passant devant la vitrine d’un prêteur sur gages, j’avais vu un stylo qui était exposé là depuis des années et dont le boutiquier assurait qu’il avait appartenu à Victor Hugo. Julian était trop démuni pour l’acheter, mais il le regardait tous les jours. Je m’habillai en silence et descendis à la boutique. Le stylo coûtait une fortune que je n’avais pas sur moi, mais le vendeur me dit qu’il accepterait un chèque en pesetas tiré sur n’importe quelle banque espagnole dans un agence à Paris. Avant de mourir ma mère m’avait fait promettre d’économiser au fil des ans pour que je puisse m’acheter une robe de mariée. Le stylo de Victor Hugo me priva de voile et de couronne de fleurs d’oranger, et j’avais beau savoir que c’était une folie, jamais je n’ai dépensé mon argent avec plus de plaisir. En sortant de la boutique avec l’étui contenant l’instrument fabuleux, je … » /…/
« Quand je fus au bout, je pris le stylo de Victor Hugo, décidée à en tirer le meilleur prix possible ; je trouvai derrière le Gouvernement Militaire une boutique qui faisait commerce d’objets de ce genre. Le gérant ne sembla pas impressionné quand je lui jurai que le stylo avait appartenu au grand poète, mais reconnut qu’i s’agissait d’une pièce exceptionnelle et m’en donna un bon prix, compte tenu des circonstances, en ces temps de pénurie et de misère. «
Daniel
« Je sentis qu’il me demandait de vivre et que je ne le reverrais jamais. Ce que je n’ai pas oublié ce sont mes propres paroles : je le priai de prendre ce stylo, qui avait été à lui depuis toujours, et de se remettre à écrire ;
/…/ cette nuit-là, en tentant de me rendormir, je tournai la tête sur l’oreiller et pus voir que l’étui était ouvert et que le stylo avait disparu.
Il contenait un livre intitulé L’ange des brumes. Je l’ai feuilleté en humant ce parfum magique des livres nouveaux, porteur de toutes les promesses, et mes yeux se sont arrêtés par hasard sur une phrase. J’ai su tout de suite qui l’avait écrite, et je n’ai pas été surpris, revenant à la première page, de trouver, tracée en bleu par la plume de ce stylo que j’avais tant adoré enfant, la dédicace suivante :
Pour mon ami Daniel
Qui m’a rendu la voix et la plume
Et pour Béatrix qui nous a rendu à tous deux la vie. »
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