VAS-Y FRANGIN !
VAS-Y FRANGIN
Vas-y frangin, l’heure est venue. Prends ta canne. Ne te demande pas si la route sera longue ou pas, bien goudronnée ou caillouteuse, avenue ou ruelle. Démarre. De chaque côté pas de miroirs pour te renvoyer ton reflet. L’inconnu qui t’habite vient juste de te souffler de t’en aller. Là-bas t’attend.
De toutes tes précédentes escapades tu as retenu le savoir de ton pas, son étonnante aptitude à s’allonger. Tu es maître, tant que faire se peut, de ton itinéraire. Tu sais que tu ne l’arrêteras que repu de ta marche à travers mots, à travers rythmes. Tu sais que tu vas sans doute avoir des moments de doute et des fatigues et des haltes hallucinées. Où donc suis-je ? Qui tient ma main ? Qui me gouverne et qui me tue ? Je deviens fou : exagération, périphrase, enflure du style et du projet.
Bois un bon coup. Va voir le voisin. Et puis revient ! Reprends ton souffle ! Nourris la bête aux souvenirs, la cavale aux désirs, et laisse faire ! Jusqu’au bout. Ce bout de toute façon provisoire. Ce passage. Ce paragraphe à tout le mieux. La métaphore du conte incarnée.
Voilà c’est tout ce que je voulais te dire et c’est pas grand chose. De quel droit te donner un avis, un encouragement ? Tu es seul dans l’aventure. Tu veux seul. Ce que tu veux n’a pas de nom, n’est pas une œuvre, même pas un commencement, juste une direction.
Te dire que ton annonce me ravit. Prends ton temps. J’attendrai avec confiance ton retour. Je me passerai de ta compagnie, même si elle me rassure. Je ne te dirai pas que l’heure de ce retour souhaité en est bonne ou mauvaise, que ta récolte est réussie ou non. Je ne te demanderai aucun compte.
Marche mon frangin, mon ‘tit frère. Et ne dis rien ! Ni télégramme, ni mail, ni trompettes, ni communiqué. Je suis heureuse pour toi. Et pour moi donc ! Toute la famille se réjouit !
Relis peut-être avant de partir, ou mets dans ta poche, ce qui suit. De Francis Ponge. Je l’avais placé en exergue de ce qui me fut ma première traversée solitaire de la langue. Ma langue. Calquée sur mon petit moi tremblant d’écrivain à part entière. Ma part.
« Un corps a été mis au monde et maintenu en vie pendant 35* années dont j’ignore à peu près tout, présent sans cesse à désirer une pensée que mon devoir serait de conduire à jour.
Ainsi, à l’épaisseur des choses ne s’oppose qu’une exigence d’esprit qui chaque jour rend les paroles plus coûteuses et plus urgent leur besoin.
N’importe. L’activité qui en résulte est la seule où soient mises en jeu les qualités de cette construction prodigieuse, la personne, à partir de quoi tout a été remis en question et qui semble avoir tant de mal à accepter franchement son existence. »
* 35, 70 ? peu importe ! Le temps ne fait rien à l’affaire.
Vas-y mon frère en écriture.
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