Mots et couleurs

textes auto-biographiques anciens et actuels, poésie, chansons, contes et nouvelles

03 mars 2007

LE DESSOUS DES PAUPIERES


Et les yeux ?
Les yeux sont et ne sont pas.
Les yeux parlent et ne parlent pas.
Elle repensa à ces premiers yeux d’élèves. De toute la première fournée il ne restait véritablement que les deux paires stupides. Joël, la regardant bien droit, placide. Elle le reprenait après les autres, devant le tableau. Joël ! Comprends ! Tu peux comprendre ! Je veux que tu comprennes. Tu vas comprendre puisque je veux que tu comprennes, puisque je m’occupe de toi. Et le regard ne bronchait pas, toujours aussi calme, toujours aussi vide. Elle a oublié le prénom de l’autre petite larve. C’étaient des yeux bleus verts, flottants. Cheveux blonds frisés. Elle s’en souviens bien. Très souvent la boule venait rouler dans ses jambes alors qu’elle était occupée dans la classe, sur l’estrade, puisqu’il y avait une estrade. Elle la ramassait, allait la poser sur une chaise. Les yeux tournaient vers l’arrière, affolés, restaient en place quelques instants puis revenaient la chercher.
Il y en avait eu tant d’autres …

Voilà que ces hommes se mettent aujourd’hui à regarder, à la regarder. Et qu’elle les voit. Elle les a vus dès le départ, tremblant intérieurement, mais intérieurement quel progrès !, de ne que les apercevoir, de les déterminer trop vite par quelques couleurs sommaires. Ils sont d’abord arrivés avec leurs silhouettes d’ouvriers en chômage, puis quelques visages se sont détachés, des voix se sont mises à parler. « Ouïr »
- Qu’est-ce que tu dis ?
- Ouïr
Il avait l’impression de faire une bonne blague. Il rit en proposant ce mot anachronique, précieux, saugrenu, au milieu des « soleil- printemps- canne à pêche- plage » qui étaient déjà arrivés sur le plateau. Ouïr ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Comment ça s’écrit ? Il rit encore. Il ne savait pas. Ils mirent en texte et apparut « entendre ouïr » Rapidement elle pensa : Entendre dire, Ouïr dire. C’est amusant !
J’ai entendu Ouïr les cigales au bal du quatorze juillet.
Regarder voir !
Eblouissement de la petite fille devant la subtilité de la langue. Ecouter et entendre. Regarder et voir. Ecoutervoir. « Ecoute-moi voir un peu ! » « Qu’est-ce que j’entends ? » La voix de sa mère.

Regards. Regards de toutes parts.
Regards d’aller et regards de retour.
Et j’entends des regards que je voudrais poser sur moi.
Entendez-moi bien, Il ne s’agit pas de …
Entendons-nous Entendons-nous !
Entendez vous dans la carrière ? clairière ?
Cela passe l’entendement !

Elle se dit qu’une fois de plus elle était en train de dériver.
Ne pas s’interroger. Ne pas s’interroger sur les deux apparitions du visage. Il était là, dans la chambre. Il s’en fallait de peu. Une fois par le dessous. Il ne manquait plus que les yeux, un tracé plus précis de la bouche. Elle allait pouvoir l’identifier. L’autre fois ce furent deux lames, à gauche et à droite, de feu, qui convergeaient l’une vers l’autre, à la ligne des yeux et puis plus rien. Qu’une interrogation. Ne pas nommer. Ne pas dater. Ne pas, surtout ne pas … Elle ne rêvait pas. Elle voyait. Jean, dans la chambre avait dit « Oui ! Comme je te vois. Mais je ne le connaissais pas ! »

Tant de regards
Et tant de voix !

20 mars 1980

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