SE CHAMPEYER
Champeyer
Ce jour-là je décidais de m’en aller champeyer ! Un bon prétexte à cela. J’avais reçu le questionnaire sur le patois à remplir pour le chercheur grenoblois en quête de sources bas-dauphinoises sûres. Le mot faisait partie du questionnaire et je le relevais avec plaisir car il appartenait à mon histoire familiale.
Mais qu’est-ce donc que champeyer ? Paître, faire paître. Mener les bêtes « en champ » et « champeyeuse » je l’avais été - ô combien ! -matin et soir, mes étés d’enfance et d’adolescence. Plus d’un chemin en avait longtemps conservé trace. Car, à force de passer et repasser par la même « chale », les vaches précédées par les chèvres, ou suivies selon les tentations en vigne, buissons alléchants, arrivent à damer le sol et l’herbe ne repousse pas comme si les services municipaux avaient goudronné le chemin.
Mais le verbe convenait aussi aux reproches de ma mère. Il ne s’agit plus alors de bestiaux qui remplissent leur panse et leur devoir de ruminant. Mais bel et bien de ces hommes, frères, mari, qui ne sont pas rivés à la maison comme les femmes toujours occupées, elles, à travailler, à prévoir, à nourrir, à laver, etc … Ces hommes, ces bons à rien, libres de leurs mouvements, qui se baladent le nez en l’air, à pied ou en vélo, à ne rien faire, strictement rien … On votje don champeyie ? = Où vas-tu donc te baguenauder ?
J’ai pris le petit « charret » qui se balade entre les peupliers et les pommiers, traversé le pont de Pignier, en dos d’âne au-dessus de la rivière, rejoint Triel, la Ginon … constaté avec tristesse qu’il ne reste décidément rien de la maison qu’occupèrent mes arrière-grands-parents, photographié le vieux saule lui aussi devenu inutile, accepté que les « bregnioles » qui champeyaient toutes seules entre des barbelés ( plus besoin maintenant d’aller en champ avec elles !) viennent renifler de près mon odeur et sollicitent la photographie inhabituelle.
Mon vélo tressautait d’aise et quand je l’ai calé contre le portail chez Lucile d’abord, Milo ensuite, j’ai vraiment eu l’impression d’une vacance, d’une liberté incroyables. Celles de mon père et de mes frangins. Je ME champeyais comme eux ! Sans temps à mesurer et sans comptes à rendre !
Ajouter la réjouissance de constater que le mot ne faisait aucun mystère pour mes deux interlocuteurs, qu’ils l’avaient soigneusement gardé en réserve jusqu’à ce que quelqu’un vienne solliciter leur mémoire.
Qu’est-ce que je voudrais prouver ? Que ce beau mot de liberté et de nécessité, l’enquête s’attache à démontrer qu’il a franchi les Alpes dans les années 1265 (conquête du royaume de Naples pour le compte de Charles d’Anjou futur roi de Naples) et dans la giberne de soldats partis, pour quelques-uns, au moins de Chez Nous, d’ikié ! pallo louvè … Oui quelques pauvres diables qui émigrèrent dans deux villages des Pouilles en Italie du Sud ( Faeto et Celle) et qui n’auraient gardé de leur origine que ce patois rustique, rudimentaire. Deux villages peuplés par leurs soins de bâtards dauphinois porteraient donc encore dans leurs gènes ce langage dru, qui fit nos chansons et nos contes. C’est ce que l’enquête cherche à démontrer. Ça ne m’étonnerait pas que le vrai mobile de ces « pays » passant les Alpes pour ne jamais en revenir sans doute soit une forte envie d’aller voir ailleurs si la soupe est meilleure. De se champeyer en quelque sorte !
C’était le 18 octobre que je suis allée me champeyer. Je note soigneusement la date. « Des fois » qu’elle serait l’objet d’une enquête socioculturelle dans 5 ou 6OO ans !
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