ÉCRIT DANS LES MARGES
De la pratique du gribouillage comme art gourmand de la lecture
Danielle Bassez
Cheyne éditeur
Nous sommes partis avec le livre en poche, depuis la Croix Perrin en direction du plateau du Sornin (le gouffre Berger) par le chemin forestier. Beau temps. Premier arrêt sur une souche.
« Ecrire, marcher : de mon père je ne retiens que cette allure du corps, balancée, ce geste de la main qui tournoie autour d’elle, l’absente, autour du vide qu’elle laisse, peut-être aussi ce haussement des sourcils au-dessus de l’arc à lunettes, cette avancée des lèvres qui sifflotent lorsqu’il marche, ou qui soufflent l’air dans l’étonnement de ce qu’il lit. »
Les notations physiques, l’évocation « mon père » sont suffisantes pour que cette histoire devienne la mienne, bien que mon père ne lut que le journal et toujours à l’arrêt. Et voici qu’aussitôt arrive « le couteau courbe qui sert à tailler ». La « goye », je murmure pour Pierre, j’aimerais tant en retrouver une ! Toujours dans la poche prête à l’emploi, tailler bien sûr, l’arbre à greffer, le pain à trancher et même se récurer entre les dents la miette, le déchet de viande qui s’y est accroché … Où trouver une goye, à Tiers ? Dans une brocante ? ça m’étonnerait qu’on puisse encore en acheter une. Et celle de mon père, où a-t-elle disparue ? Ah si j’avais su …
« Il allume la lampe baladeuse accrochée au-dessus de l’établi et tire d’un casier, parmi les tiroirs à clous soigneusement étiquetés, ce que réellement il était venu quérir, pas forcément de la grande littérature, les poèmes d’un mineur par exemple »
Non, c’est bien d’un autre homme qu’il s’agit, bien que les objets soient les mêmes, la goye, la baladeuse. « Va me chercher la baladeuse ! », qui se baladait de la cave au grenier. Cave, grenier moi aussi j’en avais et toute l’histoire familiale montant et descendant entre les deux. Par contre, pas de tiroirs à clous, pas de classement de quoi que ce soit, pas de poèmes … mais « quérir » oui, le mot ici précieux devenant en patois « qui » « vo me qui la baladeuse ! » La baladeuse était souvent perdue, on ne l’avait pas rangée, qui ne l’avait pas rangée ? Motif à rouspéter, tempêter, comme pour les clous ou trop gros ou trop fins, pour ressemeler ou rafistoler une planche branlante. Les outils se logeaient sous le cabanon. En face de la maison, petite bâtisse à trois côtés, avec la chaudière dans un angle, les vélos sur un côté, la brouette. Le « fourbi », tout le fourniment des outils, ustensiles, « choses » humbles et indispensables.
« Les mots ne lui font pas peur. Il les aime tels qu’ils sortent de la bouche, malaxés par la langue et les dents, chuintant au travers des trous laissés dans les mâchoires, déformés comme des mains au travail, de lourdes paluches, contaminés par la proximité de la frontière, bancals, qui clopinent et jouent à cloche-pied dans des vers de mirliton. »
Pourquoi mon père, premier du canton, n’a-t-il jamais touché un livre ? Il ne m’a laissé aucune trace écrite ni dans les marges, ni sur une simple feuille. J’ai eu beau chercher dans l’armoire de sa chambre après sa mort, peut-être en quête d’une réponse à ma lettre d’enfance, je n’ai rien trouvé. Les « papiers » c’étaient l’affaire de ma mère, les lettres pour la pension, le régiment, elle encore.
Mais les mots cependant comme ils les a aimés, mots de colère qui pétaient sec dans l’air, mots des chansons d’amour et coquines qu’il nous servait à la fin des repas de batteuse, de moissons, de vendanges. « Ah ! Charlotte allons gauler dans les champs
Prends ta hotte que j’y mette mes noix dedans … »
La belle langue populaire drue et gouailleuse. Je rencontre encore quelques personnes pour me rappeler une de ses répliques magnifique « Nous enterrons notre mère à tous » pour la sage-femme. Mais les récits se font rares. Même mes frères et ma sœur ont laissé se taire la voix superbe. Même moi je ne la rencontre plus guère en rêve. Ni traces, ni soupçon de traces des mots de mon père.
J’envie l’auteur de ces retrouvailles manuscrites avec le sien.
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