EN DIRECT LE TOMMIER
Depuis le temps que personne ne me regardait ! Qu’est-ce qui se passe ? Seuls les mulots trottaient parfois sur mon couvercle. Mes flancs étaient vides. Dans un coin de la grange je ne comptais même plus les jours. Et puis du soleil ! Une main qui me désareigne, un bon coup de balayette sur mes pattes branlantes. Que veulent-ils de moi ?
Oh c’est que je pourrais encore servir !
Je connaissais mon importance au temps où j’étais encore en fonction. N’allez pas croire que j’ai tout oublié ! Il a suffi de cette lumière pour chatouiller mon modeste bois blanc lavé et lessivé tant de fois et me voilà rendu à la mémoire vivante.
En dessous du pertuis d’où s’écoule le petit lait se trouve la seille : un simple baquet où tout le monde dans la famille jette les miettes laissées sur la table, la bouque de pain oubliée au fond d’une poche. Rien ne se perd qui nourrira les cochons. « Va mettre donc ça dans la seille ! » crie la Marcelle à force de s’énerver après cette gone, cette pignouche qui ne veut pas finir sa soupe.
Les jours de grand nettoyage elle prenait carrément la brosse à chiendent, de l’eau bouillante avec des cristaux de soude et frotte que frotteras-tu. Les rainures de la planche du fond accrochent les saletés, c’est là qu’elle insiste le plus. Puis elle me rinçait à grandes eaux. Elle m’avait conduit près du bachat dans la cour. Il vaut mieux me tenir propre comme un sou neuf que laisser cette bave de fromage qui dèle, aigrir et contaminer les autres tomme. Un bon tommier pour de bonnes tommes ! Elle s’y connaît la Marcelle. Depuis le temps … Depuis sa « gran » qui lui a appris à faire les tommes … Depuis toujours …
La Marcelle a relevé mes pieds de derrière plus longs que ceux de devant. Elle accentue la différence pour que l’eau dévale la pente plus facilement et entraîne les dernières saletés.
Voilà la grande lessive de fin de saison. Il n’y en aura pas d’autre de cette ampleur avant l’année prochaine.
Mais je rêve.
Allons bon ! Les voilà qui me reloge dans le fond de la grange au lieu de me replacer dans l’évier juste en dessous des étagères, entre l’évier de pierre et l’envers de l’escalier, à borgnons. Pourquoi me sortir du sommeil si c’est pour m’y replonger aussitôt ?
Quelle ingratitude !
Ah ! J’ai compris qui vient de me tirer de là ! La Gie ! Celle que le fromage fait dégobiller avec sa seule odeur. Elle se venge ! Elle pince le nez de dégoût. De se souvenir de la petafine que la Marcelle fabriquait pour le Phonse en touillant les vieilles tommes sèches dans du vin blanc avec un peu de gnole, elle est prête à s’évanouir cette donzelle ! Jusqu’à obliger son père à aller manger sa tartine de traque à la cave ! Si c’est pas Dieu possible ! Faire tant de manières ! Aussi on voit ce que ça à donner ! Une institutrice ! Une blouse blanche, pas un tablier de devant ! Un bon devantier à carreaux de vichy qui couvre les robes de damuzelles.
C’est pas elle qui aurait soulevé lentement mon couvercle avec respect pour faire les tommes chaque jour. Elle n’aurait même pas su comment s’y prendre ! Elle aurait pu demander tout de même pendant qu’il était temps … Au moins essayer …
Moi, le tommier fabriqué par le menuisier de Cessenoud, morceau d’un arbre abattu au troussier, taillé à coup de hache, raboté avec le grand rabot, rainuré à coups d’aigoïne, je mériterais tout de même une autre retraite ! Je sais pas moi … au moins, en exposition sur la place du village, une fois l’an pour la vogue, plutôt que dans le fond de ce hangar à rats où j’achève de me délabrer.
Enfin … aujourd’hui, c’est un peu mieux que rien.
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