Mots et couleurs

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28 juillet 2006

LA FAISSELLE

LA FAISSELLE

(Premier objet que je voudrais d’une longue série : la faisselle.)

1- Elle parle :
C’est pas facile d’être la plus grande. Bien sûr on tient plus de place dans le tommier que les petites faisselles de rien du tout. Bien sûr on a des talons hauts et tout le monde vous regarde. Mais est-ce que la Marcelle arrivera à me remplir toute ? C’est pas ordinaire une tomme de quête. Il faut ce qu’il faut : Dix litres de lait de vache !
Quand la Marcelle relève le couvercle, elle le fait tenir contre le mur de la souillarde qui jouxte la cuisine. Chez Nous on dit « L’évier » pour toute cette petite pièce coincée sous l’escalier. L’évier, le vrai, celui de pierre, est dans un coin avec une petite lucarne qui donne sur le hangar. Par terre les seaux d’eau tirée du puits. C’est là qu’elle fait ses tommes. Elle a mis le lait à cailler dans un grand pot. La presure elle l’a faite avec la caillette du cabri. Pour la tomme de quête elle n’a pas écrémé le lait et mis la crème de côté pour faire le beurre. Non ! Elle a gardé le meilleur du bon lait bien gras.
La tomme de quête c’est du nan-nan, la grosse tomme qu’on garde pour l’hiver. Si la saison est bonne, si les vaches ( la Mignon, la Papillon, la Belette) ont bien du lait cette année on sera tranquille cet hiver. On aura de quoi. Au moins cinq ou six tommes de quête.
Pourquoi on dit comme ça ? Je sais pas. Est-ce que dans l’ancien temps on donnait un morceau de cette tomme aux mendiants qui venait quêter à la porte. Peut-être. Dans l’ancien temps ils ne faisaient rien pour s’amuser, ils ne parlaient pas pour ne rien dire. Alors « Tomme de quête » ça a un sens. Mais lequel ?
Elle a l’air bien fatiguée aujourd’hui notre Marcelle. Elle a les traits tirés. Elle n’en a jamais fini du matin au soir. Le jardin, les gones, les poules, les chèvres et les vaches. Et son homme : le Phonse ! Tout ce monde à nourrir ! En plus en ce moment les moissons. Elle a beau berotté tant et plus elle n’y arrive pas. Jamais une minute. Tout juste, la véprenée, un petit reposon pour se refaire des forces et le soir, y a pas besoin de lui chanter Manon ! Pataflo ! Elle s’écroule dans son lit, elle tombe de fatigue.
La voilà qui a commencé à me recroître. Elle a pris l’écumoire, elle prend dans la tupine la caillée et elle verse doucement dans mon gros ventre. Elle va s’y reprendre plus de vingt fois puis quand le relait aura bien égoutté, que la tomme se tiendra un peu elle va me renverser sur la paille du garde manger exprès pour les tommes. Tous les jours elle me surveillera, me retournera. Encore je dis « Moi » ! Mais ce n’est plus moi la tomme de quête. Moi, je suis déjà prête pour en mouler une autre. Mais vous savez ce que c’est : on confond souvent le contenant et le contenu, l’arbre avec son ombre, l’amour avec à quoi ça sert.
De servir de robe à la princesse je me prenais pour la princesse !
ça fait rien ! Elle a pas bientôt fini de me brosser à l’eau claire avec le goupillon de paille. Elle va finir par m’écorcher. Hé la Marcelle ! Je suis propre comme un sou neuf. Ça va bien comme ça ! Repose-toi donc. Essaie de lire le journal. Ça te distraira un peu. Moi dans l’ombre du tommier, à borgnons dans l’évier, je vais me piquer un petit somme avant ta visite de demain.
Il ne reste plus de tomme de quête à manger maintenant. Les princesses sont mortes. L’écurie est vide. Il n’y a que moi qui dure encore, toute rouillée, un peu bancale sur mes pieds. Quelques trous obstrués par les toiles d’araignées. Quand la Gie m’a sorti du grenier pour me frotter comme autrefois sa mère, me refaire briller un peu, me photographier dans le soleil de la cour, j’ai cru que j’allais reprendre du service mais va te faire foutre !
C’est bien vrai : les enfants de maintenant, même devenus vieux, ne savent plus faire. C’est dommage !

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