quotidien ...
Et pourtant combien ce pain quotidien me coûtait à
l’avaler. Je n’avais jamais faim. J’étais une « pouillante », une
« grimacière ». on devait me « faire manger ». Il fallut
bien trois années, quatre ou cinq peut-être, pour que je me décide à prendre la
cuillère moi-même dans ma propre main. Pas faim le matin devant le bol de lait
bourré de pain trempé, beurk ! pas faim à midi pour le pain qui doit
« saucer », « pousser » dans l’assiette. Pas faim au goûter
même avec chocolat incorporé ou mieux râpé sur la tartine de beurre. Et bien
entendu pas faim pour la soupe qui elle aussi regorge de pain. Le pain est la
base. Le pain est indispensable. Le pain est laïque à l’école, béni à l’église
mais respecté partout. Dans les contes, dans les chansons, dans les comptines
Une poule sur un mur
Qui picorait du pain dur
Aussi est-ce par ce côté expressif que, finalement,
j’ai fait alliance avec le pain, le pain de mon père, l’unique père qui est sur
la terre :
Je suis faite de pain que pétrissait mon père
Dans la maie à cinq heures qu’on nomme aussi pétrin
Du pain de nos javelles, du bon blé de nos terres
La batteuse au soleil alors tournait à plein
Parfois de ce pain blanc je lèche encore la croûte
Ferme par le dessous, brûlée par le dessus
Et sans faire de grimaces puisqu’il faut bien
grandir
J’avale un gros chagrin sur mon morceau de pain
/…/
J’ai chanté la chanson toute entière pour les
soixante ans de mon frère et il en a été ému aux larmes, lui qui ne me concède
que très rarement quelques paroles sensées. Je l’ai chanté à la
soirée « Mon voisin est un artiste » à Engins dans le Vercors et des
personnes de mon âge sont venu saluer cette offrande à leur enfance. En
particulier un Monsieur, Suisse, qui m’a remercié chaleureusement de lui
redonner le goût de ce pain-là. Souvent dans les contes, dans les spectacles
avec Claire, le pain quotidien revient témoigner de mon incomparable famille
nourricière. Maintenant que j’ai gommé toutes ses exigences et ses
exagérations.
J’imagine que c’est le même devoir de mémoire
embellie qui fit choisir à Nicole la corbeille à
pain dans les talismans incontournables
Elle ne put pas m’en raconter l’origine. Qui l’avait
faite ? Quand ? En quel bois ? Produit local ou
d’importation ? mais sa place exceptionnelle sur la table du dimanche, des
banquets, des repas de noces, oui elle en sait tout. Ce n’est pas tous les
jours que l’on sert le pain dans cette corbeille qui est en elle-même un autel,
une prière, une consécration. Un pain quotidien d’accord mais la corbeille des jours
de fête.
Pour graver ainsi dans le bois l’épi mûr et souple,
la phrase en lettres carrées, il fallait plus qu’une gouge habile, qu’un long
temps de réflexion et de concentration. Il fallait, j’imagine, une foi solide
en l’homme et en Dieu.
En a-t-il fait plusieurs de cette qualité et de
cette facture le sculpteur anonyme ? Je n’en connais pas d’autres.
J’interrogerai un antiquaire, un brocanteur.
« Donnez-nous notre pain quotidien »
Aujourd’hui qu’il est si facile sur un ordinateur de
superposer texte et image comment retourner à l’esprit qui lit la matière
rebelle au verbe, qui se donne le temps pour mûrir.
L’essentiel en peu de mots, fussent-ils transmis
pour des siècles et des siècles. Mots ramassés comme des miettes d’un geste sûr
et repétris inlassablement.
La corbeille à pain. Passe-moi la corbeille à
pain ! Passe-moi le pain !
Passe-moi l’essentiel !
« Je n’avais qu’un épi de blé, je l’ai coupé,
je l’ai lié … »
* je viens de recevoir une photo d'une autre corbeille à l'identique
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