Mots et couleurs

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27 novembre 2005

LE TEMPS DE MA GRAND-MERE


NOVEMBRE 1989
Même les choses chères, ne faut-il pas les quitter avant qu’elles vous quittent, les brûler avant qu’elles vous brûlent ?

LE TEMPS DE MA GRAND-MERE

Aujourd’hui le temps est à la pluie et le temps de ma grand-mère est un temps de mouillure.
Pauvre grand-mère ! Je la vois « se carapater »(se dépêcher) de l’écurie au poulailler, de l’aube au couchant, le fichu sur l’épaule, les doigts arthritiques recroquevillés sur le benon (corbeille en paille tressée d’une lanière de noisetier). Si elle se dépêche bien (depachiète lo tchin que me core apré te rattraparé ! Dépêche-toi, le chien qui me court après te rattrapera) elle arrivera peut-être à tout faire, du lever à l’aube pâteuse au coucher éreinté, du « petit jour » qui pointe vers six heures (encore que je ne sache pas quelle heure, d’été, d’hiver, ou indifférenciée, soit adoptée en ce temps-là) jusqu’à « la grosse nuit » » « la nuit noire » qui la prendra encore à la queue des vaches, au tas de godes (maïs) à déraper, à la soupe, sempiternelle soupe à « passer » « As-tu passé la soupe ? Enlève le « pore » (poireau) qui a des fils ou le Père va gueuler !) Et un gros chagrin de soupes mal passées, une imagination saumâtre de fenil transi, de bûcher branlant, de brouette rouillée, me prend tandis que le temps de ma grand-mère se brouille, se barbouille comme le mauvais temps tout court, et se mélange au temps de mes grands-pères, de mes arrière-grand-mères, toutes ces « gran » comme les appelle ma mère en patois et en souvenir douloureux. Car ce temps-là, bousculé, monotone, indigent, ignorant, est aussi le temps d’une petite fille, ma mère, si souvent raconté qu’il semble indélébile en elle comme en moi. Une toute frêle petite, fermée au bord du marais, entre la maison suintante et le cabanon des lapins dégoulinant de vent, entre l’école à trois kilomètres de brouillard et la montée des eaux à peine à quatre pas du « diable-vauvert ». Le vent souffle, faroud, bise, traverse, à quoi sert de savoir le nommer puisqu’il souffle cette bourrasque au nez de la petite fille et que, de la distance d’où je la regarde, je ne peux rien faire pour l’en protéger. Et son nez coule. Et le Père tousse à fendre l’âme et les cataplasmes n’y changeront rien. Et je sais pourquoi elle se fera toujours tant de soucis cette petiote. Aujourd’hui où peut-être elle mourra de tout ce froid accumulé, de toute cette peine ramassée, je ne peux même pas lui acheter un capuchon imperméable ni des galoches cloutées. Peut-être seulement demander à la voisine si elle veut bien venir jusqu’à la maison pour les ventouses. Car la Marcelle, l’Antonine, l’Elizabeth, ne prendrait jamais, au grand jamais, le risque de brûler leur homme avec des ventouses mal faites alors que « la bonne » ( le nom de la voisine immuable depuis qu’elle a servi comme bonne chez les bourgeois) sait si bien s’y prendre … et puis, ne sera-t-elle pas bien contente de rendre service … demain d’ailleurs on demandera à « la dame » qui est arrivée d’on ne sait où pour s’occuper des gones du voisin de venir garder les nôtres pendant qu’on ira chercher les drogues au chef-lieu. Oui ! On a demandé finalement au médecin de venir écouter ce qui ronfle dans la poitrine du père. Il ne voulait pas, cette tête de bois, mais ça ne pouvait plus faire. On l’a forcé.
Et toutes ces « gran » comptent en « marronnant » (bougonnant) les morts par coups de froid, par pleurésies, phtisies … sans parler des retours de guerres : toutes ces morts injustes, tous ces morts imprudents qui ont « bien fait faute » (qui ont manqué) à cause de ce grand travail qui reste à faire à leur place. Les curés, les instituteurs, diraient « à accomplir » mais je sais moi, de leur sang, de leur terre et de leur fatigue, qu’il reste à FAIRE, à refaire, ce grand travail de femmes pour accoucher, produire, élever, cuire, donner à manger, et consoler bien sûr quand on en a le temps … et c’est jamais fini … et quand donc ça s’arrêtera ?
Le temps de ma grand-mère, aujourd’hui, à ne pas mettre un chien dehors, est un jour des morts qui pleure à grosses gouttes sur le papier puisque c’est la saison, qu’on n’y peut rien et qu’on ne choisit pas son heure …

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